48
Une fois « libéré », Ravage parvint à affecter le monde de façon plus directe. La manière la plus évidente consista à forcer les monts de cendre à produire davantage de cendre et la terre à se disloquer. En réalité, je crois qu’une grande partie de l’énergie de Ravage, lors de ces derniers jours, était consacrée à ces tâches.
Il parvint également à affecter et contrôler bien plus de gens qu’auparavant. Alors qu’il n’influençait autrefois que quelques individus choisis, il pouvait désormais diriger des armées entières de koloss.
À mesure que les jours passaient dans la grotte, Vin regrettait d’avoir renversé la lanterne. Elle tenta de la récupérer en la cherchant à tâtons. Mais l’huile s’était répandue. Elle était enfermée dans le noir.
Avec une créature qui voulait détruire le monde.
Parfois, elle sentait sa présence qui palpitait près d’elle et l’observait en silence – comme un client fasciné lors d’un spectacle de foire. À d’autres moments, elle disparaissait. De toute évidence, les murs ne l’arrêtaient pas. La première fois qu’elle avait disparu, elle avait éprouvé un certain soulagement. Mais quelques instants plus tard, elle avait entendu la voix de Reen dans sa tête. Je ne t’ai pas abandonnée, disait-elle. Je suis toujours là.
Ces mots lui avaient donné des frissons, et elle avait songé – très brièvement – qu’il lisait dans ses pensées. Cependant, elle avait décidé ensuite que ses pensées étaient alors très faciles à deviner. En réfléchissant à sa vie avec du recul, elle comprenait que Ravage n’avait pas pu lui parler chacune des fois où elle avait entendu la voix de Reen dans sa tête. Un certain nombre de fois où elle entendait Reen, c’était en réaction à ce qu’elle venait de penser, plutôt qu’à ce qu’elle venait de faire. Puisque Ravage ne pouvait pas lire les pensées, ces commentaires ne pouvaient provenir de lui.
Ravage lui parlait depuis si longtemps qu’il était difficile de séparer ses propres souvenirs de son influence. Cependant, elle devait se fier à la promesse du Seigneur Maître lorsqu’il avait affirmé que Ravage ne lisait pas les pensées. L’alternative consistait à renoncer à tout espoir. Et elle s’y refusait. Chaque fois que Ravage lui parlait, elle en tirait des indices quant à sa nature. Ils lui fourniraient peut-être les moyens de le vaincre.
Le vaincre ? songea Vin en s’adossant de nouveau au mur de pierre rêche de la grotte. C’est une force de la nature, pas un homme. Comment est-ce que je pourrais même envisager de vaincre quelque chose de semblable ?
Le temps était très difficile à estimer dans cette obscurité permanente, mais elle déduisait de ses cycles de sommeil qu’elle devait être emprisonnée depuis trois ou quatre jours.
Tout le monde prenait le Seigneur Maître pour un dieu, se rappela-t-elle. Et je l’ai tué.
Ravage avait été emprisonné autrefois. Ce qui signifiait qu’il était possible de le vaincre, ou du moins de le contenir. Mais qu’est-ce que ça signifiait d’emprisonner une abstraction, une force comme Ravage ? Il avait été capable de lui parler pendant sa captivité. Cependant ses mots semblaient alors posséder moins de force. Moins de… précision. Ravage agissait davantage comme une influence, donnant à la jeune Vin des impressions qui se manifestaient à travers des souvenirs de Reen. Presque comme s’il avait… influencé ses émotions. Fallait-il en déduire qu’il employait l’allomancie ? Il dégageait effectivement des pulsations de pouvoir allomantique.
Zane entendait des voix, comprit Vin. Juste avant sa mort, il paraissait parler à quelque chose. Elle sentit un frisson tandis qu’elle reposait la tête en arrière contre le mur.
Zane était fou. Peut-être n’y avait-il aucun lien entre Ravage et les voix qu’il entendait. Pourtant, la coïncidence paraissait trop grosse. Zane avait tenté de la pousser à le suivre, pour aller chercher la source des pulsations – ces pulsations qui avaient fini par l’inciter à libérer Ravage.
Donc, se dit Vin, Ravage est capable de m’influencer malgré la distance ou la captivité. Mais maintenant qu’il est libéré, il peut se manifester directement. Ce qui soulève une autre question. Pourquoi est-ce qu’il ne nous a pas déjà tous détruits ? Pourquoi jouer avec des armées ?
Au moins la réponse à cette dernière question paraissait-elle évidente. Elle percevait son infinie volonté de détruire. Elle avait le sentiment de la comprendre. Un seul but. Une seule impulsion. Ravage. Donc, s’il n’avait pas encore accompli son but, c’était qu’il ne le pouvait pas. Que quelque chose l’en empêchait. Qu’il était limité à des moyens de destruction indirects et progressifs – comme les chutes de cendre et les brumes qui privaient de lumière.
Malgré tout, ces méthodes finiraient par se révéler efficaces. À moins que Ravage en soit empêché. Mais comment ?
Il a été emprisonné… mais par quoi ? Elle avait supposé autrefois le Seigneur Maître responsable de sa captivité. Mais elle se trompait alors. Ravage était déjà emprisonné quand le Seigneur Maître avait voyagé jusqu’au Puits de l’Ascension. Le Seigneur Maître, connu à cette époque sous le nom de Rashek, était parti en quête en compagnie d’Alendi, afin de tuer le supposé Héros des Siècles. Le but de Rashek avait été d’empêcher Alendi de faire ce que Vin avait fini par accomplir : relâcher Ravage par accident.
D’une certaine manière, quelque peu ironique, ç’avait été une bonne chose qu’un homme égoïste comme Rashek ait pris le pouvoir. Car un égoïste gardait le pouvoir pour lui-même au lieu d’y renoncer en libérant Ravage.
Néanmoins, Ravage était déjà emprisonné avant le début de la quête. Ce qui signifiait que l’Insondable – les brumes – n’avait aucun rapport avec Ravage. Ou du moins, le lien n’était pas aussi simple qu’elle l’avait cru. Ce n’était pas d’avoir relâché Ravage qui avait poussé les brumes à sortir dans la journée et à tuer des gens. En fait, les brumes diurnes avaient commencé à apparaître au moins un an avant qu’elle relâche Ravage, et elles avaient commencé à tuer des gens quelques heures avant que Vin atteigne le Puits.
Alors… qu’est-ce que je sais ? Que Ravage a été emprisonné il y a longtemps. Par quelque chose que je pourrais peut-être retrouver et réutiliser ?
Elle se leva. Énervée d’être restée trop longtemps assise à réfléchir, elle se mit à marcher en longeant le mur à tâtons.
Lors de sa première journée de captivité, Vin avait commencé à explorer la caverne à l’aveuglette. Elle était immense, comme les autres cachettes, et le processus lui avait pris plusieurs jours. Cependant, Vin n’avait rien d’autre à faire. Contrairement à la cachette d’Urteau, celle-ci ne possédait ni étang, ni source d’eau. Et à mesure qu’elle l’explorait, elle avait découvert que Yomen avait retiré tous les tonneaux d’eau de l’emplacement qu’ils avaient dû occuper dans le coin du fond à droite. Il avait laissé les conserves de nourriture et les autres provisions – la grotte était tellement énorme qu’il devait avoir eu du mal à trouver le temps de tout évacuer, sans parler de trouver un autre endroit où les ranger – mais il avait retiré toute l’eau.
Ce qui posait un problème à Vin. Elle longea le mur à tâtons et localisa une étagère où elle avait laissé une conserve de ragoût ouverte. Même à l’aide du potin et d’une pierre, il lui avait fallu un temps effroyablement long pour parvenir à ouvrir la boîte. Yomen avait eu le bon sens de retirer les outils dont elle aurait pu se servir pour ouvrir les réserves de nourriture, et il ne lui restait qu’un seul flacon de potin. Elle avait ouvert une dizaine de boîtes de nourriture le premier jour, consumant le potin qu’elle avait en elle. Mais la nourriture diminuait déjà, et elle avait besoin d’eau – le ragoût n’avait pas aidé à étancher sa soif.
Elle s’empara prudemment de la boîte de ragoût et n’en mangea qu’une bouchée. Elle était presque vide. Le goût lui rappelait la faim qui accompagnait de plus en plus sa soif. Elle chassa cette impression. Elle avait affronté la faim toute son enfance. Ça n’avait rien de nouveau, même si elle ne l’avait pas connue depuis des années.
Elle poursuivit, gardant les doigts contre les murs pour conserver ses repères. Ça semblait une façon si intelligente de tuer une Fille-des-brumes. Yomen ne pouvait pas la vaincre, et l’avait donc emprisonnée à la place. À présent, il pouvait se contenter d’attendre qu’elle meure de déshydratation. Simple et efficace.
Peut-être que Ravage parle également à Yomen, se dit-elle. Ma captivité fait peut-être partie du plan de Ravage.
Quel qu’il puisse être.
Pourquoi Ravage l’avait-il choisie ? Pourquoi ne pas conduire quelqu’un d’autre au Puits de l’Ascension ? Quelqu’un de plus facile à contrôler ? Elle comprenait pourquoi Ravage avait choisi Alendi toutes ces années auparavant. Du temps d’Alendi, le Puits était isolé en haut des montagnes. C’était un rude voyage, et Ravage avait besoin de quelqu’un qui soit capable de planifier l’expédition, puis d’y survivre.
Cependant, du temps de Vin, le Puits avait été déplacé à Luthadel. À moins que Luthadel ait été bâtie au-dessus du Puits. Dans tous les cas, il se trouvait là, juste en dessous du palais du Seigneur Maître. Pourquoi Ravage avait-il attendu si longtemps pour se libérer ? Et de toutes les personnes qu’il aurait pu choisir pour lui servir de pion, pourquoi Vin ?
Elle secoua la tête tandis qu’elle parvenait à destination – la seule autre chose intéressante de cette vaste caverne. Une plaque métallique dans le mur. Elle leva la main pour passer les doigts le long de l’acier lisse. Elle n’avait jamais été une excellente lectrice, et l’année précédente – passée à faire la guerre et à voyager – ne lui avait guère laissé le temps de s’améliorer. Il lui avait donc fallu un certain temps, explorant chaque sillon gravé dans le métal, pour comprendre ce qui était écrit sur la plaque.
Il n’y avait pas de carte. Du moins, pas comme celles des grottes précédentes. Rien qu’un simple cercle, avec un point en son milieu. Vin ne savait pas trop ce qu’il était censé signifier. Le texte n’était pas moins frustrant. Elle passa les doigts le long des sillons, bien qu’elle en ait depuis longtemps mémorisé les mots.
J’ai échoué.
J’ai conçu ces grottes, sachant qu’une calamité se prépare, dans l’espoir de découvrir un secret qui puisse se révéler utile si je devais succomber aux machinations de la créature. Cependant, je n’ai rien. J’ignore comment la vaincre. La seule chose que je peux imaginer c’est de la tenir à distance en prenant pour moi-même le pouvoir du Puits quand il reviendra.
Mais si vous lisez ces lignes, c’est que j’ai échoué. Que je suis mort. Alors que je l’écris, je m’aperçois que cette idée me paraît moins tragique que je n’aurais pu le croire auparavant. Je préférerais ne pas devoir m’occuper de cette créature. Elle est ma compagne permanente, la voix qui murmure sans cesse dans ma tête, qui m’ordonne de détruire, me supplie de la libérer.
Je crains qu’elle n’ait corrompu mes pensées. Elle ne peut percevoir ce que je pense, mais elle peut parler dans ma tête. Au bout de huit cents ans, j’ai du mal à me fier à ma propre santé mentale. Parfois, j’entends les voix et je ne peux que supposer que je suis fou.
Ce serait certainement préférable.
Je sais avec certitude que ces mots doivent être écrits dans l’acier pour être préservés. Je les ai gravés dans une feuille d’acier, puis j’ai ordonné qu’ils soient affichés sur une plaque, sachant que, ce faisant, je révèle ma faiblesse à mes propres prêtres. La créature m’a murmuré que j’étais idiot de me dévoiler en écrivant ces mots et en les laissant voir à d’autres.
C’est la raison principale pour laquelle j’ai décidé de poursuivre la création de cette plaque. Ce qui a semblé mettre la créature en colère. C’est une raison suffisante, je crois. Il est bon qu’un petit nombre de mes prêtres connaissent ma faiblesse, ne serait-ce que pour le bien de l’empire, si je dois tomber un jour.
J’ai tenté d’être un bon dirigeant. Les premiers temps, j’étais trop jeune, trop en colère. J’ai commis des erreurs. Mais j’ai fait tant d’efforts. J’ai failli détruire le monde avec mon arrogance, et je crains d’avoir failli le détruire de nouveau à travers mon règne. Je peux faire mieux. Je vais le faire. Je vais créer un pays où régnera l’ordre.
Cependant, mes propres pensées me poussent à me demander dans quelle mesure mes actes ont été détournés par rapport à mes intentions d’origine. Parfois, mon empire me semble un lieu de paix et de justice. Mais si c’est le cas, pourquoi ne puis-je mettre fin aux rébellions ? Elles ne peuvent me vaincre, et je dois ordonner des massacres chaque fois qu’elles surviennent. Ne voient-ils pas la perfection de mon système ?
Néanmoins, ceci n’est pas l’endroit où me justifier. Je n’ai pas besoin de le faire, car je suis – d’une certaine manière – Dieu. Je sais cependant qu’il existe quelque chose de plus grand que moi. Si je peux être détruit, Il en sera la cause.
Je n’ai pas de conseils à donner. Il est plus puissant que moi. Plus puissant que ce monde. Il affirme en réalité avoir créé ce monde. Il finira par nous détruire tous.
Peut-être ces réserves permettront-elles à l’humanité de survivre un peu plus longtemps. Et peut-être que non. Je suis mort. Je doute qu’il soit nécessaire de m’en soucier.
Je le fais malgré tout. Car vous êtes mon peuple. Je suis le Héros des Siècles. C’est ce que doit signifier ce nom : Héros des Siècles, un héros qui vit à travers les siècles, comme je le fais.
Sachez que le pouvoir de cette créature est incomplet. Fort heureusement, j’ai bien caché son corps.
Le texte s’arrêtait là. Vin cogna la plaque de frustration. Les mots paraissaient conspirer pour la décevoir. Le Seigneur Maître les avait entraînés dans cette chasse à grande échelle pour ne leur offrir en fin de compte aucun espoir ? Elend comptait tant sur ce que contiendrait cette plaque, mais elle n’avait quasiment aucune valeur. Au moins les autres offraient-elles des informations utiles sur un nouveau métal ou ce genre de choses.
J’ai échoué. C’était exaspérant – à un degré presque écrasant – d’être venu jusque-là pour découvrir que le Seigneur Maître avait été aussi dépassé qu’eux. Et s’il en savait davantage – comme ses mots le laissaient sous-entendre –, pourquoi ne pas l’avoir partagé sur cette plaque ? Cependant, elle percevait son instabilité à travers son propos – son alternance entre arrogance et contrition. C’était peut-être l’influence de Ravage. À moins qu’il n’en ait toujours été ainsi. De toute façon, Vin soupçonnait que le Seigneur Maître n’aurait pas pu lui apprendre grand-chose de plus qui se soit révélé utile. Il avait fait son possible, tenu Ravage à distance pendant mille ans. Ravage l’avait corrompu, l’avait peut-être même rendu fou.
Ce qui n’empêchait pas Vin d’éprouver une intense déception face au contenu de la plaque. Le Seigneur Maître avait eu mille ans pour s’inquiéter de ce qui arriverait au pays s’il était tué avant que le pouvoir revienne au Puits, et lui-même n’avait pas réussi à trouver de solution au problème.
Elle leva les yeux vers la plaque, bien qu’elle ne la distingue pas dans le noir.
Il doit bien y avoir un moyen ! se dit-elle, refusant d’accepter ce que le Seigneur Maître laissait sous-entendre, à savoir qu’ils étaient condamnés. Qu’est-ce que vous avez écrit tout en bas ? « J’ai bien caché son corps. »
Cette partie-là semblait importante. Toutefois, elle n’avait pas…
Un bruit résonna dans les ténèbres.
Vin se retourna aussitôt, tendue, cherchant à tâtons son dernier flacon de métal. La proximité de Ravage la rendait nerveuse, et son cœur battait avec anxiété tandis qu’elle guettait les bruits qui résonnaient dans le noir – des bruits de pierre raclant la pierre.
La porte de la grotte s’ouvrait.